Harmonie, Beauté et Justice

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De l’injustice de l’harmonie (et de la beauté) ?

L'harmonie enracinée dans l'expression de la complexité environnementale

Les formes d'expression de la sélection naturelle présentent souvent des caractéristiques similaires à celles d’échappements thermodynamiques: si on les laisse évoluer dans des conditions favorables, la complexité locale de l’environnement augmentera progressivement, de façon mécanique et non pas hasardeuse: la nature va emprunter des formes d'organisation qui lui permettent de maximiser les échanges d'information (énergie ou matière). Ces formes sont variées mais reconnaissables, dans le temps et l’espace : symétries, fractales, résonances, tourbillons... Par exemple, les arbres sont des systèmes fractals dont la structure est faite pour maximiser la surface de contact et d'échange avec l'atmosphère et le sol. Les flocons de neige sont également des systèmes fractals aux formes qui nous apparaissent "harmonieuses".

Pourtant, ces systèmes ne « pensent » pas, ils n'ont pas la volonté d'être spécifiquement harmonieux. Ils sont auto-organisés, et portent en eux des variations subtiles liées à leur environnement immédiat : ils feront émerger bien des formes différentes. Et s’ils apparaissent d'une certaine façon "beaux", c’est probablement qu’ils portent une signature à laquelle nous sommes "habitués".

De manière générale, les systèmes dissipatifs semblent suivre des lois de puissance qui, localement, créent une forme d'ordre (auto-organisation). Ci-après es tourbillons dans de l'eau et des flocons de neige Auto-organisation-Eau.jpg Snow flakes.jpg

Programmés à reconnaître l'harmonie

De manière générale, nous sommes "instinctivement" amenés à reconnaître ces constructions "harmonieuses" qui conduisent une grande partie des échanges thermodynamiques dans l'univers (héritage évolutif) : allant du désordre le plus total à l’ordre le plus absolu. Pour des questions de reproduction, de survie, nous sommes conditionnés, génétiquement, à une certaine idée du beau et de l'harmonie, de ce qui est fonctionnel dans l'environnement "local" et de ce qui ne l'est pas.

  • Les animaux se reproduisent entre eux, au travers de luttes parfois mortelles afin d'affirmer leur droit à la reproduction (en mettant en jeu leur atours, beauté, force, etc.),
  • Nous allons également vers les gens souriants plutôt que ceux qui ont des problèmes,
  • Nous tombons amoureux (plus facilement) de personnes physiquement belles (en moyenne, des personnes ayant un visage symétrique et certains ratios au niveau des proportions du corps),
  • plus que l’enfant beau, l’enfant laid est jugé responsable de ses échecs scolaires autant que de ses fautes,
  • notre salaire dépend de notre couleur de peau, de notre sexe, de notre taille physique, de la beauté perçue,
  • etc.

La tyrannie de la beauté est partout. Peut-on y échapper ? Je ne crois pas. Nous sommes génétiquement programmés pour être sensible à cela. Mettons que vous soyez nés avec un visage plutôt laid, ou des malformations génétiques, alors l'environnement local et les équilibres locaux organisés, feront tout pour vous "pousser dehors", de manière mécanique: les anomalies reconnues, « hors équilibre », doivent être si ce n’est supprimées, écartées.

De nombreux articles intéressants en sciences humaines à ce sujet sont reproduits en fin de page.

On perçoit combien ce réflexe « au beau » (qui n’est qu’une des expressions de cette « harmonie ») est profondément ancré, il est partout, et personnellement je le perçois générateur d'injustice. Et je me trouve moi-même parfois injuste quand je ressens cette attirance pour le beau. Dans l'amour, le fait que les femmes préfèrent les hommes grands, ou au travail que le salaire soit proportionnel à la taille de l'individu, etc.

L'harmonie à tout prix ?

Je me méfie donc énormément. Et je n'oublie jamais d'où cela vient et de "l'utilité" de tout cela. La force d'un être compassionnel, c'est d'arriver à transgresser les barrières, de savoir dépenser de l'énergie pour aller au-delà du beau, de tendre la main pour créer des ponts avec les "formes ratées", pour donner une chance aux organisations qui sont condamnées et exclues.

Heureusement, car ce n'est pas parce qu'une forme de sélection naturelle existe que, des mécanismes susceptibles de tempérer (voire contredire sinon d’accélérer), cette activité biologique/cette pression écosystémique, n'existent pas. Nous vivons dans un univers "complexe" qui laisse des opportunités d’échapper de diverses manières à cette pression.

Le point que je soulève est d'ordre moral : en fonction des éléments d'appréciation dont nous disposons (notre éventuel "libre arbitre", mais pas que: la construction d'une pensée émerge de l'activation de nombreuses zones simultanées de notre cerveau qui coopèrent à amener une réponse, dont l'expérience individuelle, fait partie), faut-il avaliser de manière béate et admirative cette tendance naturelle au "beau", à "l'harmonie" ?

Qui porte en elle les fondements d’une injustice : celle de catégoriser les individus, les êtres et de rejeter ceux qui ne font pas partie de l'*organisation* locale, du *beau*, de l'*harmonie* locale, qu'il s'agisse d'une espèce, d'une culture (qui créée sa propre pression), d'une niche écologique, ou de plus largement de l’organisation systémique, conscience collective humaine incluse.

J'observe que beaucoup se laissent "aller" à l'harmonieuse construction de la nature par inclination et par plaisir: je ne jugerai pas du fait que ce soit bien ou pas bien. Cependant, j'observe avec regret que cela laisse des "formes" sur le carreau et génère de l'exclusion.

Choisir délibérément plutôt que par plaisir

Ce que je pense, c'est que si l'on souhaite véritablement choisir, il faut faire preuve de volonté, voire de sacrifice (=cela coûte de l'énergie que de s'opposer à l'environnement) pour accepter de venir sur des points situés hors équilibre, et de le relier et de les amener à partager un espace que l'on construira par sa volonté.

Le sacrifice, lorsqu'il est conduit dans un environnement qui rejette des formes, fait alors mécaniquement partie des outils du changement. Je pense parfois au personnage de Jésus Christ, s'il a existé, qui a permis d'être le ciment du changement, et de soutenir par son sacrifice, une certaine vision du monde.


Capsule outil: L’attirance physique et la beauté

Référence : http://lecerveau.mcgill.ca/flash/capsules/outil_bleu31.html

On pourrait croire que l’attirance physique est strictement une affaire de goûts personnels et d’influences culturelles. Mais de nombreuses expériences montrent que notre conception de la beauté est grandement influencée par notre héritage évolutif et par des circuits cérébraux « pré-câblés ». On distingue en fait trois grands mécanismes à l’œuvre derrière l’attirance que l’on éprouve pour certaines personnes : la sélection naturelle, la sélection sexuelle et l’apprentissage culturel.

La beauté est donc non seulement « dans l’œil de celui qui regarde », mais aussi dans son cerveau. Un cerveau sculpté par la sélection naturelle et donc préférant les individus en santé, et évitant ceux susceptibles d’être porteur de maladies ou de malformations. Nombre de psychologues qui étudient la question pensent en effet qu’un visage symétrique et une peau impeccable, des critères de beauté couramment admis, nous persuadent inconsciemment que la personne n’est pas malade et constitue donc un bon prospect pour l’accouplement. Et ce penchant inné pour la beauté via la symétrie associée inconsciemment à de “bons gènes” serait fonctionnel très tôt. Des études ont par exemple montré que des bébés de 6 mois (et même de 2 mois!) portaient plus d’attention à des visages préalablement jugés attirants par des adultes. Difficile de voir ici une influence culturelle des magazines de mode…

Ce n’est pas non plus une surprise de constater que l’évolution nous incite à être attiré davantage par des gens dont l’âge correspond plus ou moins au maximum de fertilité. C’est en tout cas assez clair pour la femme dont le pic de fertilité est au début de la vingtaine. Et différentes approches ont démontré que les femmes jugées les plus attirantes ont généralement autour de 21 ou 22 ans. Comme les hommes demeurent fertiles une grande partie de leur vie, la beauté masculine serait moins influencée par l’âge, se maintenant par exemple à son maximum jusqu’à la fin de la vingtaine. Un phénomène intéressant, qui avait déjà été mis en évidence par Francis Galton à la fin des années 1870, est qu’un visage dont les traits sont dessinés à partir de la moyenne des traits de nombreux visages a l’air plus attirant que la grande majorité des visages ayant servi à calculer la moyenne. Cette capacité que nous aurions de nous construire un visage moyen de référence nous ferait trouver moins beau les visages qui s’écarteraient trop de cette moyenne. Ce phénomène pourrait expliquer les préférences pour les visages du même groupe ethnique que le nôtre (que nous avons habituellement plus côtoyé). Et son explication évolutive résiderait dans le fait que les individus ayant hérité de caractéristiques trop atypiques sont souvent désavantagés dans une population, donc moins intéressants pour la reproduction.

Deux autres études, se rapportant cette fois-ci à des traits physiques de l’ensemble du corps et pas seulement du visage, vont en ce sens. La première porte sur la longueur des jambes. On a par exemple démontré que des photos d’hommes et de femmes avec des jambes plus courtes que la moyenne étaient perçues comme moins attirantes par les deux sexes. Mais si des jambes plus longues étaient considérées comme plus attractives, cela ne semble vrai que pour un léger pourcentage de l’allongement par rapport à la moyenne. Des jambes excessivement longues ont diminué l’appréciation esthétique des images de corps présentées chez les deux sexes. Les auteurs de cette étude pensent que des jambes trop courtes ou excessivement longues pourraient être associées à des problèmes de santé, et acquérir ainsi inconsciemment une valeur négative.

Une seconde étude montre qu’il semble y avoir un rapport optimal entre la circonférence de la taille et celle des hanches pour évoquer la jeunesse et la bonne santé. Plusieurs autres travaux parlent d’un ratio de 0,7 pour les femmes et de 0,9 pour les hommes qui auraient une attractivité sexuelle maximale. En 2010, on a aussi pu établir une corrélation entre le rapport taille-hanche de 0,7 chez la femme et une activation maximale du circuit de la récompense dans le cerveau de l’homme. Le caractère universel de cette préférence avait toutefois été débattu à fin des années 1990. Le deuxième mécanisme influençant nos critères de beauté, la sélection sexuelle (voir la capsule ci-bas), permet de rendre compte, par exemple, des quelques visages d’un groupe qui sont jugés plus attirants que le visage issu de la moyenne. Car on s’est aperçu que c’est en accentuant certains traits particuliers qu’ils différaient de la moyenne, des traits que l’on a depuis associé à la féminité ou à la masculinité. Ainsi, les visages féminins ayant des sourcils plus arqués, des yeux plus grands, un nez plus petit, des lèvres plus pulpeuses, une mâchoire plus étroite ou un plus petit menton sont jugés plus jolis. Des traits souvent opposés seront plus appréciés pour les hommes, comme une arcade sourcillière plus prononcée, des sourcils plus touffus qui sont placés plus près des yeux, un nez, une bouche et une la mâchoire inférieure plus large, etc.

Les changements hormonaux qui surviennent à l’adolescence favorisent ces différences, la testostérone allongeant par exemple la mâchoire, les oestrogènes augmentant le volume des lèvres, des seins, des hanches… Toutes des caractéristiques de la femme qui “parlent” au mâle et lui indique que celle-ci est fertile. Bref, c’est le même principe de base de la sélection sexuelle qui a favorisé l’émergence de la fameuse queue du paon mâle, un handicap pour le vol vu sa taille, mais un atout qui a toujours su séduire davantage les femelles, d’où sa persistance dans la population (car séduction réussie = accouplement = petits qui héritent de cette caractéristique).

D’ailleurs, les femmes qui se maquillent tendent intuitivement à exagérer, par le rouge à lèvre ou l’épilation des sourcils, ces caractéristiques féminisantes. Sans parler des nombreuses chirurgies esthétiques visant à augmenter la taille des lèvres ou des seins pour qu’ils deviennent ce que les éthologistes appellent des stimuli “supra-normaux”.

Du côté masculin, ces parangons de virilité ne sont curieusement pas ceux qui attirent le plus les femmes lorsqu’il s’agit d’évaluer s’ils feraient un bon père pour leurs enfants. En fait, le choix d’un partenaire est beaucoup plus complexe pour la femme qui doit en calculer toutes les implications sur le long terme, étant donné tout l’investissement en temps et en soins que cela représente pour elle (voir la capsule théorie de l’investissement parental ci-bas). Donc santé et fertilité oui, mais pas trop de penchant pour des conduites trop masculines, comme l’agressivité, qui pourraient constituer une menace pour la famille. Plusieurs études ont même démontré que le type d’homme préféré par les femmes varie en fonction du stade de son cycle menstruel : les femmes qui ovulent ont tendance à préférer les hommes à la physionomie plus masculine; et celles qui sont dans leurs phases moins fertiles les hommes avec un visage plus doux, plus androgyne.

L’influence du stade du cycle mentruel se fait sentir à bien d’autres niveaux, comme la simple démarche d’un homme. Les femmes sont en effet davantage attirées vers des démarches plus viriles lorsqu’elles sont en phase d’ovulation, et plus vers des démarches moins masculines lorsqu’elles sont en phase menstruelle. Par ailleurs, les femmes qui ont de la facilité à s’engager dans des relations sexuelles spontanées seraient, elles aussi, plus sensibles aux démarches viriles. Cette ouverture sexuelle, qui depend en partie du type d’éducation sexuelle reçu, se laisserait davantage guider par des indices d’origine génétique, comme la démarche, que par d’autres critères plus sociaux (tempérament, sensibilité, niveau de revenus ou d’éducation, etc.) plus considérés par les femmes ayant reçu une éducation plus restrictive sur le plan sexuel. Les données montrant que l’effet facilitateur de l’ovulation sur le comportement sexuel des femmes ne s’arrêtent pas là. Les jeunes femmes accepteraient environ trois fois plus facilement de donner leur numéro de téléphone à un garçon lorsqu’elles sont en période d’ovulation. Même chose pour les mots à connotation sexuelle qui attirent plus rapidement l’attention des femmes lorsqu’elles ovulent. Les femmes seraient également plus attirantes pour les hommes à ce moment et s’habilleraient aussi de façon plus provocante à ce stade de leur cycle. D’autres études compliquent encore le tableau… de chasse de la femme: le revenu ou le statut social élevé d’un individu peut le rendre attirant aux yeux des femmes malgré un physique quelconque. Cela ne semble cependant pas être le cas chez l’homme pour qui une femme jugée peu attirante le demeurera malgré un statut social élevé.

Cet exemple nous amène à notre troisième mécanisme infuençant nos critères de beauté, l’apprentissage culturel. En effet, bien que le statut social élevé d’un mâle soit un critère largement recherché chez les femelles primates, les manifestations visuelles ou comportementales de ce statut élevé sont fortement teinté d’un apprentissage culturel chez l’humain. L’apprentissage est donc le mécanisme d’ajustement fin (“fine-tuning”, en anglais) qui permet aux mécanismes de séduction d’être spécifiquement adaptés à une culture, et même à un mode de vie (ville, campagne, etc.) ou à une histoire de vie particulière. Bref, c’est ce qui fait qu’on n’est pas tous attirés par les mêmes personnes.

L’aspect culturellement appris de la beauté s’observe par exemple entre différents groupes ethniques qui ne se trouvent généralement pas attirant de prime abord. Mais lorsqu’un groupe a un statut socio-économique plus élevé que l’autre, les traits physiques de ceux-ci tendent à devenir des critères de beauté pour les groupes ethnique de statut moindre. On pense par exemple aux nombreux noirs américains qui faisaient “défriser” leur cheveux quand ce n’était que des blancs qui occupaient des postes politiques ou économiques importants aux États-Unis. Or depuis l’apparition de noirs à des postes de pouvoir, on note une appréciation esthétique grandissante pour les traits négroïdes comme les nez plus larges ou les cheveux très frisés.

La tyrannie de l’apparence

A l’école, à la fac, au travail… Avant même nos compétences, c’est notre physique qui est jugé. Une dictature du beau dénoncée, preuves à l’appui, par le sociologue Jean-François Amadieu. Par Violaine Gelly.

Sommaire

  • Au berceau déjà
  • A l’école du favoritisme
  • La tête de l’emploi
  • Beaux et bons

Depuis l’Antiquité grecque, nous sommes victimes et vecteurs du même présupposé : ce qui est beau est bon. Aujourd’hui encore, tout le monde le pressent et personne ne veut y croire : notre vie tout entière est soumise à la tyrannie des apparences. Pour la première fois en France, un livre, Le Poids des apparences (Odile Jacob, 2002), en apporte la démonstration. Professeur de sociologie, Jean-François Amadieu a recensé trente ans d’études américaines et européennes sur le sujet et en tire une conclusion effarante : toute notre vie, dans tous les domaines, en amour comme au travail, notre apparence conditionnera nos relations aux autres. Poussant son analyse, le sociologue démontre combien la beauté est un formidable outil de discrimination sociale que les élites imposent aux classes les plus basses. Dans le monde entier, les canons de la beauté ne sont-ils pas ceux des Blancs américains diffusés par la télévision et le cinéma : blondeur, minceur, jeunesse. Que l’on s’y résolve ou que l’on se révolte, nous n’en sommes pas moins, dès la naissance, soumis à la première des injustices : celle des apparences. Au berceau déjà Les regards qui se portent sur le nourrisson dans son berceau ne sont pas neutres. Un bébé beau attirera force sourires et risettes alors qu’un enfant moins séduisant créera une certaine gêne chez les adultes. Même infime – oreilles décollées, tache de naissance, dissymétrie des traits –, la différence physique sera vécue par les parents comme un handicap futur. Et suscitera des comportements différents à l’égard du nourrisson. « On ne peut pas dire qu’une mère ou un père préfèrera un enfant plus beau que ses frères et sœurs, explique Jean-François Amadieu. En revanche, les études ont prouvé que les activités seront différentes selon que l’enfant est beau ou laid. Par exemple, une mère jouera beaucoup avec son nourrisson s’il est beau, tandis qu’elle focalisera sur les apprentissages s’il est disgracieux. Et parce qu’elle sait qu’il risque de se heurter, plus tard, aux regards des autres, elle s’en occupera plus. Il est d’ailleurs prouvé que ces enfants réussiront mieux à l’école que la moyenne. On peut ici parler d’un effet de compensation à la laideur. »

A l’école du favoritisme

A la maternelle déjà, les enfants beaux sont privilégiés. Les enseignants ont une meilleure opinion d’eux, leur accordent davantage d’attention, les évaluent plus chaleureusement - in Modèles du corps et psychologie esthétique de Jean Maisonneuve et Marilou Bruchon-Schweitzer (PUF, 1981). Cette bienveillance engendre une confiance chez l’enfant qui l’accompagnera toute sa vie. D’autant qu’elle va mettre en place une dynamique du succès qui se poursuivra à l’âge adulte. Ensuite, au collège et au lycée, une note peut varier de 20 à 40 % selon la beauté de l’élève. Les études prouvent qu’une étudiante laide mais de bon niveau est peu défavorisée par rapport à une étudiante belle de même niveau. En revanche, si la plus jolie est mauvaise élève, ses notes seront nettement surévaluées par les examinateurs, expliquent Jean Maisonneuve et Marilou Bruchon-Schweitzer dans Le Corps et la Beauté (PUF, 1999). « Beaucoup plus que l’enfant beau, l’enfant laid est jugé responsable de ses échecs scolaires autant que de ses fautes, remarque Jean-François Amadieu. D’abord par les instituteurs, puis par les professeurs et enfin par les recruteurs. La beauté est un statut qui vaut diplôme : elle enrichit, comme la laideur altère, nos compétences. »

La tyrannie de la beauté

La beauté est injuste. Elle crée des inégalités entre individus qui, bien que non dites, ont de très fortes implications sur le marché de l’amour ou sur celui du travail.

Par Jean-François Dortier.

On peut débattre sans fin de la beauté. La laideur, elle, est indiscutable. Dans Les Mots (1964), Jean-Paul Sartre se rappelle comme d’un véritable traumatisme le jour où, à l’âge de 7 ans, on lui a coupé les cheveux. Jusque-là, il portait une longue chevelure blonde et bouclée qui cachait un visage enfantin. Mais d’un seul coup sa nouvelle coiffure va révéler à la famille ce qu’elle n’avait pas voulu reconnaître : l’enfant est très laid et il louche. C’est l’effroi quand il rentre à la maison, tondu. Sa mère s’enferme dans sa chambre pour pleurer. Son grand-père est atterré. Il « avait confié au coiffeur une petite merveille, on lui avait rendu un crapaud : c’était saper à la base ses futurs émerveillements. » Plus tard, grâce à son génie, Sartre saura compenser sa laideur – sa taille de nabot, son regard de travers, sa voix nasillarde – et deviendra un vrai séducteur.

Mais tous les laiderons n’ont pas du génie, et sur eux pèse une malédiction. Car la laideur physique est un lourd handicap, sur le marché de l’amour comme sur le marché du travail. Dans L’Histoire de la laideur (1), Umberto Eco rapporte le destin peu enviable de ceux que la nature a défavorisés. L’histoire réserve un sort piteux à ceux qui ont eu le malheur de naître difformes, hideux, sans grâce. Dans la peinture occidentale, la laideur est associée à la souffrance, l’enfer, les monstres, l’obscène, le diable, la sorcellerie, le satanisme. Car la laideur suscite le dégoût, mais aussi la peur, la dérision, au mieux la compassion. Dans l’imaginaire populaire, la laideur a toujours été associée à la méchanceté, à la folie, à la bêtise. Jérôme Bosch peint des êtres difformes qui peuplent l’enfer. Dans les contes populaires, la sorcière a toujours été dépeinte comme une femme vieille, méchante et « laide » : nez crochu, sourire satanique, dos courbé, menton en galoche. La laideur a souvent été assimilée à ce qui est tordu, courbé, fripé, ridé, balafré, difforme, petit, gros, gras et vieux.

La beauté est-elle universelle ?

Les traits associés à la laideur dessinent en creux les critères de la beauté que l’on assimile souvent à un corps jeune, symétrique, lisse, droit, mince, grand. Reste à savoir si ces canons sont universels. La question oppose deux camps. Pour les historiens comme Georges Vigarello, « rien de plus culturel que la beauté physique   » (2). La peinture fournit des preuves évidentes de la relativité des canons de beauté selon les époques. Il suffit de voir comment l’on a peint les Trois Grâces au fil du temps (encadré p. 40) . La littérature fournit aussi un précieux témoignage : Ronsart vante la « divine corpulence » de sa belle ; Alexandre Dumas s’extasie sur les charmes d’une amoureuse « hardie de poitrine et cambrée de hanches » . Les anthropologues ont de nombreux arguments montrant la relativité des critères selon les sociétés. Les femmes mursi appelées « négresses à plateau » n’ont rien pour charmer le regard des Occidentaux ; les pieds de certaines Chinoises, atrophiés par des bandages, avaient, paraît-il, leur charme au regard des hommes ; les vénus hottentotes arborent des fessiers hypertrophiés très prisés des Bushmen, etc.

Mais au-delà des variations historiques et sociales, n’existerait-il pas tout de même des critères de beauté universels ? C’est ce que pensent beaucoup de psychologues adeptes de l’approche évolutionniste. Leurs arguments ? Depuis une vingtaine d’années, de très nombreuses expériences ont été menées sur les critères de physical attractiveness (3). La méthode la plus courante consiste à proposer à des personnes de comparer deux portraits pour choisir le plus attirant. Il est même possible de modifier les paramètres d’un visage par ordinateur pour voir comment telle ou telle modification opère. Plus ou moins rond, plus ou moins jeune…, à ce jeu, des constantes se dégagent nettement.

Tout d’abord, il apparaît que les traits « néoténiques » d’un visage (petit nez et grand yeux) sont plus attractifs que d’autres, ce qui disqualifie les visages âgés aux traits complexes. On préférera les traits « enfantins ». Les traits de la vieillesse : rides, teint de la peau, tâches sont discrédités. Inversement, la maturité de certains traits peut s’avérer plus attrayante. On préfère en général les visages sans bajoues et aux pommettes saillantes. Une autre caractéristique est la symétrie. Un visage globalement symétrique est jugé plus beau. Enfin, la forme moyenne de l’ovale fait référence en matière de beauté. Un visage « normal » n’est ni rond ni carré.

Tout bien considéré, l’opposition entre universalité et relativité de la beauté n’a rien d’irréductible. Regardons les nus féminins que nous offrent la peinture, la photographie, la mode (4). Ils peuvent présenter des femmes plus ou moins rondes, celles-ci sont jeunes. De même les hommes, de l’éphèbe grec à l’homme mûr de la Renaissance. Leurs proportions harmonieuses affichent bonne santé et vigueur. Ni les freluquets, ni les obèses ne sont jamais pris comme étalons de beauté. Voilà pourquoi les garçons savent d’instinct qu’en rentrant le ventre et gonflant les pectoraux, ils auront plus de chance de plaire. L’appréciation de la beauté varie bien selon les époques et les cultures. Mais cette variation se fait autour de quelques attracteurs esthétiques. Jamais l’on ne verra des dents mal plantées, des boutons sur le visage, une grimace, des rides, des tâches comme canons de beauté. Il y a peu de chance pour que quelque part dans le monde les gens préfèrent le portrait de l’auteur de ces lignes à celui de George Clooney (si c’est le cas, merci de me communiquer les coordonnées de ce peuple étrange).

Ce qui est beau est bien

La beauté est injuste car très inégalitaire. Mais ce n’est pas tout. S’y ajoute un constat plus cruel encore : le beau possède le privilège supplémentaire d’être associé à ce qui est bon et bien. Le lien entre « beau » et « bien » s’ancre dans le langage, même là où les deux mots sont parfois synonymes. On dit une « belle personne » en parlant de ses qualités morales et « vilain » est synonyme de « méchant », comme s’il suffisait d’être beau pour être paré de toutes les autres qualités. Les enquêtes de psychologie sociale le confirment : la beauté est spontanément liée à l’intelligence, la gentillesse, la santé, la sympathie, etc. En somme, « ce qui est beau est bien » comme le résument Jean-Yves Baudouin et Guy Tiberghien, auteurs d’une étude sur les représentations sociales de la beauté et de ses stéréotypes associés (5).

L’histoire des représentations de la beauté et de la laideur confirme le fait. De tout temps, l’imaginaire de la laideur fut associé au mal (6), en correspondance avec les monstres, le diable, le pervers, le malade ; elle est maléfique et entraîne répulsion et crainte. On peut alors se demander quel impact la beauté a dans la vie quotidienne. Fondamental (7) ! Ses facteurs pourraient jouer, de façon plus ou moins consciente, non seulement en amour, mais aussi à l’école, sur le marché du travail ou dans la justice.

La sélection beau/laid opère dès l’école. Elle s’initie dès la cour de récréation où les attaques contre les « moches » se révèlent impitoyables. De nombreux enfants souffrent en silence des persécutions faites à ceux qui ont le malheur d’être trop gros, trop petits, de loucher ou d’avoir les dents mal plantées. Il se peut que les enseignants – à leur corps défendant bien sûr – puissent avoir aussi une préférence pour les beaux. Prenez une pile de copies et faites la corriger par un groupe de professeurs. Relevez les notes puis proposez les mêmes copies à un autre groupe d’enseignants en y adjoignant la photographie des étudiant(e)s. Résultat : les physiques avenants améliorent leur note, les physiques ingrats perdent des points (8). À l’oral, le phénomène est évidemment encore plus marqué. L’apparence joue en faveur des plus beaux sans que les enseignants en aient conscience, bien sûr. De l’école au travail, la sélection par le beau

Le même protocole peut être appliqué aux entretiens d’embauche. Le sociologue Jean François Amadieu, professeur à l’université de Paris-I, a réalisé des expériences au constat sans appel. Un visage disgracieux sur une photo de candidature est un handicap certain. De même, un CV avec un visage d’obèse a moins de probabilités de décrocher un entretien d’embauche qu’un autre (9). Les Anglo-Saxons ont accumulé bien d’autres travaux sur les discriminations, qu’elles soient liées à la petite taille, l’obésité ou la laideur physique et à leurs impacts sur le déroulement de carrière. Au travail, être grand et beau est un avantage, y compris en matière de salaire.

La beauté joue donc dans la sélection. Ce fait est encore renforcé dans nos sociétés de services où les relations publiques sont plus importantes que dans les sociétés industrielles. Certaines entreprises recrutent en tenant compte explicitement de l’esthétique. C’est le cas pour certaines tâches de représentation : hôtesse d’accueil, de l’air, steward, présentateur de télévision, etc. Mais dans de nombreux autres cas, le critère esthétique opère sans être explicite : un manager qui recrute sa secrétaire, un chef qui recrute dans son service, un salon de coiffure ou un magasin de vêtements – il est toujours mieux pour l’image de marque d’une entreprise que les salariés qui la représentent soient beaux. Même à l’intérieur des équipes, bien qu’il n’y ait pas d’enjeu de représentation, le phénomène joue a priori . Dans les relations sociales ordinaires entre collègues, il a été démontré par des sociologues que les personnes les plus belles attirent plus de sympathie de la part de leurs collègues. On recherche plus volontiers leur compagnie. Inversement, il y a une mise à l’écart des obèses, des laids ou des handicapés. La discrimination par la beauté qui existait déjà à l’école se poursuit au travail. Elle se retrouve aussi dans la justice. Face aux juges, le « délit de sale gueule » joue un rôle et une mine patibulaire appelle plus de suspicion qu’un visage d’ange.

C’est incontestablement sur le marché de l’amour que la loi de la beauté est la plus implacable. Et la plus cruelle. En dépit de « l’amoureusement correct » qui voudrait que l’on aime une personne d’abord pour sa personnalité, sa générosité, son intelligence, son humour…, la beauté reste le facteur prédominant dans l’attraction entre les êtres.

Les beaux vers les beaux, les laids vers les laids

Une belle gueule a évidemment infiniment plus de chance de pouvoir séduire la femme de ses rêves qu’un laideron. Et tout le monde n’a pas le bagout et l’intelligence de Sartre pour compenser un physique ingrat. De ce point de vue, la sélection par le beau est assez intraitable. Seuls quelques romanciers ont osé aborder sans fard ce tabou. La laideur contraint souvent à ne séduire que les personnes qui sont à sa portée, c’est-à-dire ceux qui vous ressemblent. Dans Le Goût des femmes laides (Gallimard, 2005), l’écrivain Roger Millet met en scène un personnage très laid qui, poussé par le goût de la conquête et du sexe, doit se contenter de ne séduire que des femmes laides. Il devient une sorte de Don Juan des réprouvées. Dans Extension du domaine de la lutte (Nadeau, 1994), Michel Houellebecq relate la misère sexuelle et la frustration d’un homme sans charme.

Sur ce point, le constat des sociologues rejoint celui de la psychologie évolutionniste et le constat courant que chacun peut faire. Les femmes accordent, il est vrai, un peu moins d’importance au physique dans leurs relations amoureuses. Mais, en général, une femme ne tombe amoureuse d’un homme plus laid et vieux que s’il a un statut social supérieur et une position prestigieuse. Il arrive certes parfois que la plus belle et charmante fille du lycée, du quartier, de la fac, s’entiche d’un sale type : laid, stupide et sans attraits apparents. Mais ces exceptions sont rares. Elles sont remarquables justement parce qu’exceptionnelles. De même, certains hommes préfèrent les femmes plus âgées, ou grosses, alors que l’âge et le poids constituent en général un handicap dans la séduction. Le marché de l’amour a ses lois. La beauté offre un précieux « capital de séduction » plus ou moins élevé. Ce capital est un facteur d’inégalités très fortes dans les relations humaines en général et les relations amoureuses en particulier. Injustice supplémentaire : ce capital est en partie héréditaire. Bref, c’est triste à constater, à l’école, au travail, en amour, en amitié et dans les relations humaines en général, il vaut mieux être beau. Cela compte de façon significative dans le jugement porté sur nous. On comprend dans ces conditions que le maquillage, la musculation, les régimes amaigrissants, les produits « antiâge », antirides, la chirurgie esthétique, le Botox, bref tout ce que l’industrie de la beauté peut proposer, se portent bien. L’importance que l’on accorde aux apparences est tout sauf de la futilité. La beauté est un atout considérable dans les relations humaines.

NOTES :

   1) Umberto Eco (dir.), L’Histoire de la laideur , Flammarion, 2007.
   2) Georges Vigarello, « Années folles, le corps métamorphosé », Sciences Humaines , numéro spécial, n° 4, nov.-déc. 2005. Voir aussi Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours , Seuil, 2004.
   3) David M. Buss, The Evolution of Desire , BasicBooks, 1994 ; Michael R. Cunningham et al. , « “Their ideas of beauty are, on the whole, the same as ours” : Consistency and variability in the cross-cultural perception of female physical attractiveness », Journal of Personality & social psychology , vol. LXVIII, n° 2, février 1995.
   4) Umberto Eco (dir.), op. cit.
   5) Jean-Yves Baudouin et Guy Tiberghien, Ce qui est beau… est bien. Psychosociobiologie de la beauté , Presses universitaires de Grenoble, 2004.
   6) Umberto Eco (dir.), op. cit.
   7) Voir Karen Dion, Ellen Berscheid et Elaine Walster, « What is beautiful is good », Journal of Personality & Social Psychology , vol. XXIV, n° 3, décembre 1972, et Alice Eagly et al., « What is beautiful is good, but… : A meta-analytic review of research on the physical attractiveness stereotype », Psychological Bulletin, vol. CX, n° 1, juillet 1991.
   8) David Landy et Harold Sigall, « Beauty is talent: Task evaluation as a function of the performer’s physical attractivness », Journal of Personnality & Social Psychology , vol. XXIX, n° 3, mars 1974.
   9) Jean-François Amadieu, Le Poids des apparences. Beauté, amour et gloire , Odile Jacob, 2002.

Bel article, je conseille de lire Le poids des apparences qui a en partie inspiré l'article. On y apprend que les hommes les plus grands ont plus de promotions, que les adultes pardonnent bien mieux aux enfants mignons leurs actes de méchanceté envers les autres enfants, que plus le crime commis est grave plus votre beauté joue un rôle décisif...